De quoi Frankenstein est-il le nom ? Du capitalisme !

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Aou 12, 2024 - 10:55
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Une contribution de Khider Mesloub – La littérature reflète fréquemment l’articulation de la tension collective de la société et des tourments moraux de l’auteur d’une œuvre. L’auteur, réceptacle des fermentations sociales et fomentations politiques, pour soulager sa conscience tourmentée et apporter son littéraire témoignage, met en spectacle romanesque ces tensions et mutations qui affligent sa société, déchirent son époque

Certes, toute œuvre d’art, à plus forte raison la littérature, appartient au registre des superstructures idéologiques. C’est une création idéologique produite par un auteur intégré dans une société donnée et une formation sociale spécifique, éléments sociologiques inscrits eux-mêmes dans un contexte historique déterminé. Mais ce sont ces déterminations sociales et économiques qui impriment leurs caractères à toute œuvre. En d’autres termes, ce sont les infrastructures qui façonnent les superstructures. Ce n’est pas la conscience qui détermine l’être, mais l’être social qui détermine l’être. Une œuvre littéraire reflète parfois les ouvrages socioéconomiques de son époque. Les ravages des bouleversements politiques de son temps.

Mary Shelley, femme de lettres britannique, romancière et essayiste, illustre parfaitement cette vérité sociologique historique. Mary Shelley est le témoin oculaire d’une société européenne en pleine transformation sociale et économique, ébullition intellectuelle, révolution politique et effervescence scientifique. En résumé, une Europe en pleine mutation anthropologique, caractérisée par l’instauration et la généralisation du capitalisme. Un capitalisme responsable du délitement et de la désagrégation des sociétés traditionnelles solidaires.

Dans le dessein de contourner la censure ou quelque tabou lié à la religion ou à la tradition, depuis toujours certains intellectuels ou écrivains dissidents usent de procédés rédactionnels pittoresques ou genres littéraires insolites pour divulguer leurs idées, diffuser leurs théories, transmettre leurs appréhensions.

Jean de La Fontaine a mis en scène des animaux anthropomorphes comme personnages pour décrire le caractère de l’homme bourgeois du capitalisme embryonnaire pétri de narcissisme, la cruauté de la nouvelle société de l’époque de Louis XIV fondée sur le colbertisme, système économique d’enrichissement actif et agressif porté par la nouvelle classe sociale puissante ascendante, la bourgeoisie, en lutte pour la conquête du pouvoir étatique et du monde.

A cet effet, La Fontaine a recouru à la fable, genre littéraire populaire, pour faire ressortir le caractère maléfique et sulfureux de l’homme de la société bourgeoise émergente.

Pour rappel, la fable s’occupe du monde animalier, une allégorie où les animaux parlent et se comportent comme des humains. En général, la fable, sous l’apparence d’un bestiaire animalier, brosse un tableau épouvantable du pouvoir, du monde politique, de la tyrannie, parachevée par une leçon de vie en guise de moralité. La fable débouche systématiquement sur une réflexion de la société et les mœurs de l’époque contemporaine de l’auteur. Qui plus est, le propos se veut didactique.

Pour sa part, Mary Shelley use du nouveau genre littéraire alors en vogue, le roman d’horreur, genre entre gothique déclinant et science-fiction naissant, pour décrire les caractéristiques du nouveau monde capitaliste triomphant. Pour témoigner de l’horreur que lui inspire le nouveau monde capitaliste industriel fondé sur l’usage inconsidéré et inconscient des sciences alors en pleine expansion, Mary Shelley le représente littérairement sous le visage hideux de «Frankenstein», qui symbolise les capitalistes.

Dans ce roman novateur, c’est la première fois qu’un auteur recourt, pour rédiger son «conte fantastique», non pas à des éléments surnaturels mais à des spéculations scientifiques. Car, symbole du monde capitaliste triomphant, Mary Shelley s’inspire de la modernité libérale émergente, de la contemporanéité scientifique balbutiante.

En tout cas, dès sa publication en 1818, le roman Frankenstein ou le Prométhée moderne rencontre un succès de librairie. Mais c’est un siècle plus tard, à la faveur de la naissance du cinéma, que Frankenstein acquiert une notoriété internationale (mais galvaudée car altérée) avec la première adaptation cinématographique de James Whale en 1931, puis de Terence Fisher en 1957 et de Kenneth Brannagh en 1994.  Au reste, c’est avec le cinéma que le monstre, demeuré anonyme dans le roman de Mary Shelley, est baptisé du nom de son créateur, le docteur Victor Frankenstein. Car dans le livre le personnage principal, le monstre, est sans identité. A l’instar du prolétariat naissant qu’il incarne.

Mary Shelley, de son vrai nom de jeune fille Mary Godwin, nait en 1797 et décède en 1851. Elle est la fille du philosophe révolutionnaire William Godwin et de l’écrivaine May Wollstonescraft, considérée comme une des premières féministes de l’histoire.

Jeune fille très cultivée, Mary est élevée dans une atmosphère intellectuelle progressiste. Dès son très jeune âge, elle assiste aux salons littéraires et philosophiques organisés par son père pour discuter les nouvelles idées sur la littérature, les arts, la politique, les sciences.

C’est au cours d’une séance de salon qu’elle rencontre, en 1814, le poète Percy Shelley, alors marié et père de deux enfants. Le coup de foudre est immédiat. Bien déterminés à vivre leur amour, en dépit de l’opposition du père, William Godwin, Mary et son amant, Percy, décident de fuir pour se réfugier en France, puis en Suisse.

C’est lors de son séjour en Suisse en compagnie de son amant, le poète Pierce Shelley, dont Marx disait de lui qu’il «était révolutionnaire de la tête aux pieds et serait toujours resté à l’avant-garde du socialisme», que Mary Shelley se lance le défi d’écrire une œuvre anticonformiste sous forme de parabole. C’est profondément imprégnée des principaux courants scientifiques et philosophiques progressistes de son époque que Mary Shelley décide, alors âgée à peine de 18 ans, de rédiger son œuvre majeure, Frankenstein. Le titre exact est : Frankenstein ou le Prométhée moderne.

L’histoire est la suivante : un savant suisse, Victor Frankenstein, à l’ambition mégalomane, sur les dernières avancées de la science alors en pleine éclosion, décide de pousser les limites de la recherche jusqu’ aux confins de l’expérimentation scientifique en créant un nouvel homme composé de chairs mortes prélevées sur des cadavres : «Je veux inaugurer un nouveau chemin, explorer des puissances inconnues et dévoiler au monde les plus profonds mystères de la création.»

Convaincu de la supériorité de son intelligence et de sa puissante capacité inventive inhérente à sa race blanche imbue de sa suprématie innée, il se persuade qu’il peut «apporter la vie à de la matière inanimée», de créer un Surhomme nietzschéen affranchi de toute morale et règle divine, lui permettant ainsi de soumettre et de transformer sans limite la nature pour satisfaire les convoitises prédatrices de son esprit de domination. Autrement dit, une perfection physique aryenne et une sublimité intellectuelle européenne.

Au grand désespoir de Frankenstein, le résultat n’est pas à la hauteur de ses espérances. En fait d’homme nouveau auréolé de qualités humaines, il crée un monstre. Qui plus est incontrôlable, insubordonné, subversif. Cette créature créée de la main d’un homme se transforme en force indomptable et incontrôlable.

Le personnage de Victor Frankenstein symbolise la bourgeoisie. Victor personnifie la classe capitaliste qui, grâce à la possession de ses moyens de production, crée le prolétariat, son monstre fossoyeur.

Tout comme Victor crée sa créature pour assouvir sa soif de puissance, la bourgeoisie fabrique le prolétariat pour valoriser sa richesse, assurer la pérennité de son hégémonie.

Victor, imbu de sa supériorité, n’accorde aucune importance ni valeur à son monstre. Pire, il dédaigne totalement les besoins humains fondamentaux du monstre.  N’est-ce pas ainsi que les classes dominantes capitalistes se sont toujours comportées avec le prolétariat ? Ainsi, Frankenstein est une parabole qui brosse métaphoriquement le tableau de la lutte entre la bourgeoisie et le prolétariat.

Pour autant, si Victor Frankenstein parvient à fabriquer un homme composé de chairs mortes, il découvre rapidement qu’il a conçu un monstre indomptable, anarchique et mutin. Une créature animée de fureurs destructrices. Cela symbolise la bourgeoisie qui accule la classe prolétaire, cette chair-vivante-à-exploiter, à s’unir pour s’emparer des moyens de production (ces moyens de sa destruction).

Horrifié par sa monstrueuse créature qu’il a créée à partir de cadavres humains récupérés dans les cimetières, Frankenstein préfère l’abandonner. Frankenstein décide de s’enfuir le plus loin possible car il a peur de sa «hideuse progéniture». Et, surtout, car il se sent coupable de la tragédie, de sa folle ambition mégalomane de s’être pris pour un dieu, d’avoir défié les lois de la nature.

La créature, livrée à elle-même, rejetée, comprend aussitôt qu’il lui sera impossible de mener une existence normale, humaine. Et sombre dans le désespoir et la mortification. Au vrai, la monstruosité de cette créature cruelle, dénuée de sensibilité et d’empathie, est l’archétype de la société capitaliste individualiste et irrationnelle alors en voie de développement en Europe. N’est-ce pas le sinistre sort du prolétariat depuis deux siècles ?

De toute évidence, par l’acuité de sa vision, l’œuvre Frankenstein constitue un «livre lanceur d’alerte», un avertissement effrayant lancé à l’humanité sur ce Prométhée moderne : le capitalisme.

En effet, avec Frankenstein de Mary Shelley, métaphoriquement il s’agit d’une critique en règle du capitalisme incontrôlable, un capitalisme narcissique créé par une bourgeoisie cupide et irresponsable, incapable de mesurer la dangerosité de sa «créature économique» fondée sur la poursuite effrénée du profit, l’insatiable accumulation et valorisation du capital, appuyées sur une science asservie et pervertie. Ce système capitaliste anarchique, rejeté par les travailleurs (ce monstre de Frankenstein) pour ses violentes et immorales lois économiques et ses récurrentes crises destructrices, sombre dans les interminables guerres de conquêtes génocidaires.

Il est, en effet, difficile de ne pas établir une relation connexe entre l’œuvre de Frankenstein et la monstruosité capitaliste que Mary Shelley voit surgir tel un monstre, dévorant et détruisant toutes les sociétés traditionnelles, toutes les valeurs humaines.

Au même temps, la métaphore de Shelley brosse le portrait de la bourgeoisie qui crée des travailleurs pour les priver ensuite de leurs moyens de bonheur. L’œuvre de Shelley raconte comment la classe dirigeante crée aussi, sans le savoir, la force historique (le prolétariat) capable de la détruire.

Ecrit à une époque où les débats sur les sciences font rage, où l’exploitation des travailleurs dans les nouveaux bagnes industriels créés par les nouveaux féroces patrons provoque indignation et contestation, le livre de Mary Shelley décrit ainsi le processus de la création du capitalisme socialement pathogène et culturellement génocidaire, livré dorénavant à lui-même. Ce capitalisme mortifère, ce Frankenstein de l’Occident, qui ne se nourrit, depuis sa naissance, que de chairs humaines, mortifiées dans ses entreprises broyeuses de vies, décimées dans ses fronts de guerres génocidaires récurrentes.

Par ce détour littéraire, composé délibérément sur le canevas du roman d’horreur, Mary Shelley démontre les risques inconsidérés pris par Victor Frankenstein pour assouvir son envie irrépressible de maîtriser le pouvoir de la création. Frankenstein, après avoir accumulé plusieurs cadavres (expéditions et exploitations génocidaires esclavagistes et coloniales) donne naissance à sa créature (le prolétariat européen).

Aussitôt, il est saisi d’horreur, de déception, de dégoût. Selon ses normes esthétiques, sa créature est difforme. Elle est, selon Victor, la réplique non conforme d’un humain. Au final, c’est un projet fondamentalement raté, avorté. Qui plus est, sa créature ne porte pas de nom. Le monstre dont il est question n’aura jamais de nom, ni d’identité, pendant tout le roman, car elle n’est identique à personne.

Evoquant la genèse du capitalisme, Marx souligne qu’à son apparition «le capital vient au monde suintant le sang et la saleté par tous ses pores». Et il ajoute : «Le capital est du travail mort, qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant, et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage.» Marx compare l’appétit des capitalistes pour le surplus de travail «à la faim d’un loup-garou». Pour sa part, Lénine souligne que «la société capitaliste est, et a toujours été, une horreur sans fin».

La bourgeoisie, imbue de sa puissance financière et de ses capacités transformatrices industrielles, a toujours cru disposer d’une force prométhéenne pour transformer le monde. En vérité, son système capitaliste, créé à son image, est devenu incontrôlable et destructeur. Œuvre de multiples et interminables conquêtes esclavagistes, coloniales et impérialistes, entreprise «civilisationnelle» fondée sur le massacre de centaines de millions d’esclaves, colonisés et travailleurs, le capitalisme est formé de cadavres humains et de dépouilles de sociétés traditionnelles millénaires.

Dans l’œuvre littéraire de Mary Shelley, la naissance de la créature monstrueuse marque une scission dans l’existence de Frankenstein, un avant et un après dans la vie du scientifique. Une première existence marquée par une vie sereine et honorable, une seconde marquée au sceau de l’errance démentielle et du désespoir perpétuel. Ce bouleversement symbolise la dichotomie entre la paisible ancienne société traditionnelle, fondée sur d’authentiques valeurs humaines et la trépidante et dépressive société capitaliste fondée sur l’argent, le profit, la consommation.

Curieusement, Mary Shelley a vécu à la même époque qu’un autre monstre de la littérature, Honoré de Balzac, célèbre écrivain français, réputé pour ses descriptions sociales et psychologiques réalistes de la société française marquée par de profonds bouleversements économiques, politiques et idéologiques. Les grands esprits s’accordent pour décortiquer les travers de la société capitaliste.

Parce Victor Frankenstein, mû par son ambition démesurée, au nom de sa science dénuée de conscience, par mépris des règles morales et religieuses, a décidé de disséquer des morceaux humains prélevés sur des cadavres en profanant leurs tombes, pour créer un homme nouveau, il aura, au final, fabriqué un «monstre» (son fossoyeur : le prolétariat). Il paye le péché de son orgueil, de son hubris.

La créature frankensteinesque, symbole du capitalisme monstrueux engendré par l’Europe, dotée de sa propre personnalité, échappe depuis lors à tout contrôle.

Pour conclure, on peut considérer que l’œuvre littéraire Frankenstein de Mary Shelley a une visée fondamentalement symbolique et moralisatrice. Elle dévoile comment une certaine frange de l’humanité, issue de l’Europe, a engendré une civilisation monstrueuse au sein de laquelle, dorénavant, par la perversion des valeurs humaines, la victime et le bourreau finissent par se confondre, revêtir le même monstrueux et immonde visage, partager les mêmes vices, la même mégalomanie.

Les citoyens occidentaux, ces monstres narcissiques, comme leurs dirigeants, ces croque-mitaines psychopathes génocidaires, ne partagent-ils pas les mêmes nauséabondes idées politiques, le même mode de vie consumériste destructeur de l’écosystème et de l’humanité du Sud, le même narcissisme, le même hubris, la même mentalité suprémaciste, la même prédisposition génocidaire ?

Le capitalisme, ce Frankenstein économique et sociétal engendré par l’Occident, cette monstruosité génocidaire, s’est implanté dorénavant dans tous les pays, détruisant toutes les anciennes sociétés traditionnelles humaines.

Si l’humanité n’anéantit pas rapidement ce monstre capitaliste contagieux, elle risque de se transformer en «monstre frankensteinesque».

K. M.

 

 

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