L’historien Fouad Soufi au Jeune Indépendant : «Les massacres du 8 mai 1945, précurseur de la guerre de libération»

Le 8 mai a été institué Journée de la mémoire, en référence aux massacres du 8 mai 1945, lors d’une manifestation pacifique à Sétif. Les forces coloniales ont alors violemment réprimé les manifestants sortis avec les drapeaux algériens symbolisant leur aspiration croissante à l’indépendance. Les exactions commises, qui se sont étendues dans les villes de Guelma, Kherrata et […] The post L’historien Fouad Soufi au Jeune Indépendant : «Les massacres du 8 mai 1945, précurseur de la guerre de libération» appeared first on Le Jeune Indépendant.

Mai 8, 2024 - 00:15
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L’historien Fouad Soufi au Jeune Indépendant :  «Les massacres du 8 mai 1945, précurseur de la guerre de libération»

Le 8 mai a été institué Journée de la mémoire, en référence aux massacres du 8 mai 1945, lors d’une manifestation pacifique à Sétif. Les forces coloniales ont alors violemment réprimé les manifestants sortis avec les drapeaux algériens symbolisant leur aspiration croissante à l’indépendance.

Les exactions commises, qui se sont étendues dans les villes de Guelma, Kherrata et d’autres villes encore, étaient d’une ampleur et d’une cruauté extrêmes, et ont causé des milliers de victimes. Dans cet entretien, l’historien Fouad Soufi examine ces massacres, les replaçant dans leur contexte historique et en mesurant l’impact

Le Jeune Indépendant : Tout d’abord, pourriez-vous nous replacer dans le contexte du mai 1945, en évoquant les événements clés qui ont précédé les massacres ainsi que les aspirations et les revendications des Algériens à cette époque ?

Fouad Soufi : Une petite précision pour éviter les équivoques. Ces massacres n’ont pas eu lieu seulement le 8 mai. Le 8 mai est le début des massacres. Ces derniers se sont achevés le 24 mai, voire plus tard. Contrairement à ce qui se dit ces derniers temps chez nous, il n’y a pas eu 45 000 morts en une seule journée, celle du mardi noir, comme l’a qualifié Kamel Beniaïche dans son livre Sétif, la fosse commune. Massacres du 8 mai 1945.

Cela dit, le contexte global c’est certes la fin de la guerre mais dans notre pays, c’est aussi la disette, la cherté de la vie, la misère. C’est également la formidable mobilisation du peuple derrière les Amis du manifeste et de la liberté de Ferhat Abbas, qui avait le soutien du PPA clandestin et la caution politique de Messali Hadj, alors en résidence surveillée à Ksar Chellala. La tentative de le faire libérer le 24 avril ayant échoué, il fut déporté au Congo Brazzaville. Le slogan « Libérez Messali ! » va traverser toutes les manifestations dont celle du 1er mai, il sera repris le 8 mai.

Des journalistes étrangers, notamment américains et anglais, ont été témoins de la cruauté des massacres commis contre des Algériens désarmés. Est-ce qu’il y a eu, à l’époque, une réaction de la part de la communauté internationale ?

Est-ce qu’il y a eu beaucoup de journalistes étrangers ? Kamel Beniaïche donne le nom d’un reporter américain Landrum Bolling. En fait, même en France, de hauts responsables avaient expliqué qu’ils n’étaient pas au courant de l’horreur des massacres. Quant à la presse française, qui paraissait alors sur une feuille, il a fallu attendre le 12 mai pour que ce qui s’était passé en Algérie soit porté à la connaissance des lecteurs, mais il s’agissait alors de régler le problème de la disette en Algérie, en faisant venir du blé des Etats-Unis et d’Argentine.

Albert Camus dans le journal Combat du 13 mai avait écrit un article intitulé « Crise en Algérie ». II y avait écrit notamment : « Au lieu d’y répondre par des condamnations, essayons plutôt d’en comprendre les raisons et de faire jouer à leur propos les principes démocratiques que nous réclamons pour nous-mêmes. » Pour France-Soir du même jour : « Il convient, sans doute, de ne pas exagérer la gravité des événements qui se sont déroulés en Algérie et dont le foyer semble être la ville de Sétif … ». Mais France-Soir avait titré en gros caractères : « C’est l’agitateur Ferhat Abbas qui a suscité les troubles d’Algérie » Or, on sait que le leader des Amis du manifeste et de la liberté (AML) avait été arrêté le matin du 8 mai dans les bureaux du secrétariat général du gouverneur général à Alger.

Si réactions internationales il y eut, ce furent celles des consuls des Etats-Unis, de Grande-Bretagne et de Suisse. Il est bien évident qu’il fallait consulter la presse américaine et anglaise, entre autres, pour confirmer que l’opinion publique de ces pays avait été ou non informée de ces événements. Mais il ne faut pas oublier que les Américains combattaient encore contre les Japonais et que l’attention des opinions françaises et anglaises était plutôt préoccupée par leurs conditions de vie.

 

Et du côté des autorités coloniales françaises, quelles ont été les réactions officielles ? Ont-elles tenté de justifier ou de minimiser l’ampleur des massacres en discréditant les victimes ou en présentant les événements sous un autre jour ?

En fait, c’est plus complexe. Ces autorités coloniales ont utilisé, voire provoqué les manifestants pour opérer leur réconciliation avec leur ennemi d’hier, le général de Gaulle, et le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF). Il n’a, à aucun moment, été question ni de se justifier (sinon un peu plus tard) ni de discréditer ceux qu’ils considéraient comme des sujets et non des citoyens. Il s’agissait pour les autorités coloniales de réduire à l’impuissance ceux qui s’étaient révoltés en les marquant psychologiquement par la terreur et une répression féroce.

 

Suite à cette violence de masse, quel a été l’impact psychologique et social immédiat sur la population algérienne, et comment cela a-t-il influencé l’évolution du mouvement national ?

La violence de la répression a été telle qu’elle a brisé en trois le mouvement national. Il y aura désormais ceux qui étaient contre tout recours, par principe, à la lutte armée et ceux qui étaient pour la lutte armée mais estimaient que personne n’était vraiment prêt à se lancer dans cette aventure. Ces deux groupes rappelaient précisément les massacres de mai-juin 1945. Le troisième groupe, au contraire, affirmait que la solution politique était une impasse, une chimère et que la lutte armée était la seule solution au problème colonial, le système colonial ne connaissant que la force. Les massacres de mai-juin 1945 étaient la preuve que l’ère de la discussion était achevée. Nombre de militants sincères des partis politiques ont rejoint le FLN en raison de l’ampleur des massacres de mai-juin 1945. 

 

 Aujourd’hui, il y a des divergences concernant le bilan humain des massacres du 8 mai 1945, quelle en est la cause à votre avis ?

Cette divergence est née surtout d’un manque de travail historique. On s’est enfermé dans des discussions morbides : 1 500, 15 000, 30 000 et 45 000 morts et même 100 000. A partir de quoi ? Quelles statistiques ? Quelle place pour les registres d’état civil, les archives de police, les archives militaires, les archives hospitalières, les archives familiales … ? Quelle place pour les fouilles archéologiques ? Il nous faudrait sortir des discours répétitifs et de surenchère, et se mettre au travail, même quatre-vingt ans plus tard. Mais je reprends ce qu’avait dit Abdelmadjid Merdaci : « Il faut désormais nommer ces morts. »

 La journée du 8 mai a été instituée par le président Tebboune en tant que Journée nationale de la mémoire. Quel est justement le travail de mémoire effectué autour de ces massacres, et peut-on dire que cet épisode cruel du colonisateur français sur le peuple algérien a eu suffisamment sa part dans l’écriture de l’histoire ?

Commençons par la dernière partie de votre question. Il n’y a jamais de point final à l’histoire. Il faut reprendre l’historiographie de ces tragiques événements. Depuis les articles parus dans la presse du mouvement national toutes tendances confondues, en arabe et en français, dans les années 1950, jusqu’aux thèses universitaires et aux articles publiés par les historiens et les journalistes chez nous et ailleurs, particulièrement en France, on peut dire qu’il a été accumulé une somme importante de connaissances sur ce sujet. Mais ont été également enregistrés et filmé beaucoup de témoignages. J’en renvoie alors aux travaux de Mahfoud Kaddache et au numéro spécial d’El Moudjahid du 8 mai 1975. J’en renvoie aussi d’abord à la thèse de Redouane Aïnad-Tabet, qui a innové en travaillant, le premier, sur les témoignages d’acteurs et de témoins. Il ne faut pas oublier Abderrahim Taleb-Bendiab, Brahim Mekhaled et le livre de Kamel Béniaïche, qui a remis bien des choses en place.

De leur côté, les historiens français, depuis Charles-André Julien (dès 1950) jusqu’à Jean-Pierre Peyroulou, en passant par Charles-Robert Ageron, Annie Rey-Goldzeiguer et Jean-Louis Planche, sont les plus connus. Enfin, il faut reconnaître les efforts de la Fondation du 8 mai 1945. Je ne doute pas qu’il y ait eu des thèses universitaires non publiées. On peut dire que « cet épisode cruel du colonisateur français sur le peuple algérien a eu suffisamment sa part dans l’écriture de l’histoire ».

Quant à la décision de faire de cette date une Journée nationale de la mémoire, elle repose à mon avis sur la place de ces événements dans notre histoire et dans notre mémoire collective. Des historiens en ont fait un moment précurseur et annonciateur du déclenchement de la guerre de libération nationale. Plus rien ne sera désormais comme avant.

 

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